À la tête de la Banque nationale de gènes (BNG) depuis 2014, M. M’Barek Ben Naceur a su démontrer la performance et le bien-fondé de créer une banque de gènes, qui a su porter haut le flambeau de la conservation des ressources génétiques locales. Pour M.Ben Naceur, ces ressources, qui présentent un intérêt économique et social notamment pour l’agriculture, sont le patrimoine commun de la nation et devraient être accessibles sans restriction. Interview.
La notion de la banque de gènes reste floue pour la plupart des acteurs concernés, notamment les agriculteurs. De quoi s’agit-il exactement et quels sont vos principaux objectifs ?
Dans le monde entier, les banques de gènes jouent un rôle essentiel dans la conservation, la disponibilité et l’utilisation d’une grande partie de la diversité génétique végétale et animale. Ces institutions, qui sont d’une grande importance, sont utiles pour améliorer les cultures et garantir la sécurité alimentaire ainsi que nutritionnelle, aujourd’hui comme demain. On entend parler par ressources génétiques, le matériel génétique ayant une valeur effective ou potentielle d’origine végétale, animale, microorganisme ou autre, contenant des unités fonctionnelles de l’hérédité (le génome humain est exclu).
En Tunisie, la Banque nationale de gènes se préoccupe de la gestion des ressources génétiques du pays et de la détection des transgènes dans les semences et les aliments que consommerait le Tunisien. C’est à cet effet que depuis sa création, la BNG n’a cessé de progresser sur la voie de la recherche scientifique et d’enrichir le potentiel génétique national, notamment en variétés locales de céréales et de fourrages. Notre banque est, donc, chargée de l’évaluation et la conservation des ressources génétiques locales (acclimatées et exotiques) et notamment celles qui sont rares, menacées et celles qui présentent un intérêt économique, écologique, et médicinale important. Mais il est important de souligner qu’une banque de gènes bien gérée devrait contribuer à créer une passerelle entre le passé et le futur, en garantissant la disponibilité permanente de ressources génétiques pour la recherche, la sélection, l’obtention de semences améliorées pour un système d’agriculture résilient et durable.
C’est autour de cet objectif que doivent se rassembler toutes les parties prenantes pour relever ce défi qui exige une amélioration continue des méthodes de sorte qu’elles soient adaptées aux conditions particulières des écosystèmes agricoles.
Comment fonctionne la BNG ?
La banque fonctionne sous forme d’un réseau national regroupant tous les organismes publics et les établissements de recherche scientifique ainsi que tous les intervenants concernés par ce domaine (établissements d’enseignement supérieur, institutions de recherche, société civile…). Au total, l’institution dispose de neuf groupes de travail qui sont spécialisés dans les domaines de la céréaliculture, les légumineuses fourragères, l’arboriculture fruitière, les plantes forestières, les plantes médicinales, outre les ressources génétiques animales et marines. Ces groupes, qui partent en missions de prospection dans toutes les régions du pays pour ramener les différentes variétés, s’occupent de la collecte, la sélection et l’identification de la provenance des ressources génétiques et leur contrôle sanitaire. Ils s’intéressent, également, à l’identification, l’évaluation et la valorisation des ressources génétiques. C’est là où le travail réel commence.
Est-ce que vous pouvez être plus précis ?
Après la collecte des ressources génétiques locales menacées de disparition, on suit un processus bien déterminé au sein de notre banque. Tout d’abord, on commence par l’épuration de la variété, une opération qui consiste à éliminer les impuretés d’un produit ou d’une substance quelconque afin de la rendre propre. Après le nettoyage de la variété, on passe à la déshydratation qui se fait dans des salles spécialisées et bien équipées. Il est important de souligner dans ce cadre que si la graine reste riche en eau, elle risque de se périmer ou d’être conservée dans des conditions inadéquates. A cet égard, il est indispensable d’abaisser la teneur en eau qui se trouve dans la graine pour la mettre ensuite dans la salle de séchage.
Avant de passer à la conservation de la graine, on divise l’accession en deux parties : les deux tiers seront mis dans une chambre froide à +4°C pour la conservation à court et à moyen termes (d’une année à 10), pour des raisons de recherche, pour son renouvellement, pour la donner aux agriculteurs… Le reste (1/3) sera conservé dans une chambre froide qui fonctionne à -20°C, pour la conservation à long terme (des centaines d’années). Notons dans ce cadre que notre banque dispose de dix chambres frigorifiques (d’une capacité de 200.000 échantillons), dont six chambres à +4°C et les quatre autres à -20°C.
Ainsi, après le traitement des semences, le test du taux de germination et le test phytosanitaire, les accessions seront mises dans des caisses en aluminium, sous vide et conservées soit à 4° ou à -20°C. Une technique qui n’existe pas dans tous les pays, et la Tunisie fait partie des rares pays qui l’appliquent pour s’organiser à la banque de gênes.
Actuellement, on a plus de 43.000 accessions conservées dans les chambres froides de notre banque. Un nombre en hausse continue annuellement puisque les missions de prospection ne s’arrêtent plus.
Il est à noter que la conservation du patrimoine génétique se fait de deux manières ; « ex situ » ou « in situ ». Pour la première, c’est une technique de conservation qui intervient hors du milieu naturel. L’objectif est le renforcement des variétés naturelles affaiblies, voire la réintroduction en nature si l’espèce a disparu. Pour la conservation du patrimoine génétique « in situ», elle désigne la conservation « sur site » chez les agriculteurs et les associations s’intéressant aux ressources génétiques. Dans ce cadre, on a lancé un programme de conservation des céréales dans les champs pour obliger les agriculteurs à garder la variété locale et la cultiver l’année prochaine. En 2010, on a commencé par 10 agriculteurs dans les différentes régions du pays avec 980 kg de céréales. D’une année à une autre, on a enregistré une évolution continue des quantités distribuées aux agriculteurs, passant à 5.972 kg en 2014 auprès de 53 agriculteurs, pour atteindre 13.410 kg en 2018 auprès de 100 agriculteurs et 19.000 kg en 2019 auprès de 114 agriculteurs.
Tout ce processus est à saluer, mais qu’en est-il des variétés étrangères qui peuvent poser des problèmes sérieux ?
Un point important est à préciser. A la Banque nationale de gènes, on n’importe pas des variétés autres que locales. Le terme le plus approprié ici est le rapatriement de notre variété spoliée qui se trouve dans des banques de gènes étrangères. D’ailleurs, il existe plus de 11.000 accessions d’origine tunisienne qui ont été ‘’volées’’. Jusqu’à présent, on a réussi à rapatrier plus de 6.000 variétés. Pour le reste, on est toujours en pleine négociation avec les parties prenantes pour rapatrier notre patrimoine génétique.
Pour revenir à votre question, les variétés étrangères peuvent poser des problèmes sérieux puisqu’on peut détecter les OGM (organismes génétiquement modifiés). Ces organismes peuvent avoir des impacts négatifs et posent de graves problèmes de santé et de bien-être.
Au sein de notre banque, on s’intéresse à l’identification des OGM dans les semences et dans les produits agroalimentaires et la quantification de la transgenèse si elle existe. On a déjà le premier laboratoire fonctionnel parmi trois autres laboratoires tunisiens ayant la même mission. Jusqu’à maintenant, on a réalisé plusieurs workshops avec des équipes allemandes, au profit des représentants des pays arabes (Oada), au profit des représentants des pays africains…
Nos équipes ont détecté des OGM dans un champ dans la région du Cap Bon. On a alerté les autorités concernées pour intervenir. Notons qu’au sein de notre banque, on œuvre toujours à exiger ce type d’analyses afin de garantir la traçabilité génétique des produits importés et identifier les graines importées aux origines non identifiées.
Nous voulons revenir sur la question du rapatriement des gènes spoliées. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
En réalité, il s’agit d’une opération difficile et compliquée. Bien que la Tunisie ait signé le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, on rencontre toujours des problèmes avec les banques de gènes étrangères qui ne respectent pas ce Traité, bien qu’elles soient signataires. C’est le cas de la banque australienne de gènes qui détient 3.401 accessions tunisiennes. On est en négociation avec les autorités australiennes depuis plus de quatre mois pour rapatrier notre patrimoine génétique, mais rien n’a été concrétisé jusqu’à présent. On espère toujours avoir notre duplicata sinon on compte déposer une plainte auprès du Traité international. Mais de l’autre côté, il faut voir le verre à moitié plein. Environ 6.000 échantillons de nos ressources génétiques locales stockées dans des banques étrangères ont été rapatriés. Par ailleurs, 67 échantillons ont été rapatriés de la Banque de gènes de la République tchèque en 2017 et 284 accessions ont été rapatriées en 2018 du Centre international d’amélioration du maïs et du blé (Cimmyt)… Le travail continue toujours pour rapatrier notre patrimoine génétique, mais c’est une bataille de longue haleine car les graines tunisiennes sont à la portée de tout et de n’importe qui avec notamment l’absence d’un contrôle strict. Dans l’état actuel des choses, tout visiteur étranger a le droit de transporter avec lui les graines de plantes qu’il souhaite, chose qui constitue une menace pour les ressources génétiques locales. Mais à l’instar des pays développés, les autorités concernées doivent bouger et interdire le transport des graines tunisiennes à travers les aéroports avec bien évidement le renforcement du contrôle.
Les variétés locales attirent-elles encore le Tunisien ?
Dans les années 1950, la plupart de la population locale a boudé les variétés locales et s’est dirigée vers les variétés étrangères qui ont envahi notre territoire. Je cite notamment les variétés italiennes, espagnoles et françaises. Ces dernières étaient productives et ont donné de bons résultats au début. Mais elles exigent beaucoup d’eau et de traitement phytosanitaire. Et en les cultivant dans d’autres régions, elles n’ont pas donné les mêmes résultats en termes de qualité et de quantité.Pour les variétés locales, elles assurent un apport alimentaire important, supportent la sécheresse ainsi que les maladies, et ne nécessitent pas de grandes dépenses. Après les avoir testées dans les différentes régions, elles confirment encore une fois qu’elles se démarquent par leur résistance aux maladies, leur adaptation à la terre et aux périodes de sècheresse. Conscient de cette réalité, l’agriculteur tunisien se dirige de nouveau vers les variétés locales.
Mais un grand travail de communication et de sensibilisation devrait être réalisé dans ce sens !
Absolument ! C’est pourquoi on ne cesse d’organiser des ateliers et des conférences de presse dans les différentes régions du pays pour sensibiliser les agriculteurs sur l’importance et l’originalité des variétés locales.
On a organisé, récemment, un grand séminaire de trois jours qui a été marqué par l’intervention d’un bon nombre d’agriculteurs qui ont raconté leurs success stories avec les variétés locales. D’ailleurs, l’évolution des quantités distribuées aux agriculteurs pour la conservation dans la ferme et du nombre d’agriculteurs impliqués dans ce programme prouve le constat que le Tunisien s’intéresse de plus en plus aux variétés locales. Un grand travail de sensibilisation est en cours mais tout dépend de la mentalité de l’agriculteur lui-même et de sa volonté de cultiver les variétés locales. Pour notre part, on ne cesse d’encourager à l’exploitation des variétés locales, qui sont plus résistantes à la sécheresse, à l’eau saumâtre et au climat tunisien.
On entend parler d’une banque de gènes en champ. De quoi s’agit-il exactement ?
En plus des échantillons stockés dans les chambres froides, la banque nationale de gènes a pu obtenir une parcelle de terrain agricole de 27 hectares de l’Office des Terres Domaniales pour constituer une banque de terrain (Field Gene Bank) à Takelsa (gouvernorat de Nabeul). On a, bel et bien, mis en place une clôture métallique sur une longueur de 1.400 mètres, construit une petite administration pour gérer cette ferme, signé des accords avec les institutions de recherche et avec la profession pour nous fournir des arbres locaux pour leur plantation, effectué une étude géochimique pour déterminer la présence de l’eau…Dans cette ferme, des arbres locaux ont été plantés (olivier, figuier, vigne, abricotier, grenadier…) pour assurer leur préservation et leur valorisation.
Le mot de la fin ?
La Tunisie abrite des sites primaires et secondaires de la biodiversité végétale et animale.
La perte de cette dernière est sous la menace de plusieurs facteurs étroitement liés à la dégradation des sols, aux changements climatiques et à la non disponibilité de l’eau. Consciente de l’importance de cette biodiversité, la banque continue toujours ses efforts pour la conservation des ressources génétiques végétales, animales et microorganismes ainsi que la coordination et la promotion des activités de conservation et d’utilisation durable de ces ressources.